Le vent balayais doucement la base de Novorossijk..... nulle âme sur le terrain. On distinguait à peine les ombres des bâtiments. Les grands hangars semblaient dormir, portes closes. Un bref regard à la montre me rappela qu'il était 05h45, en ce 04 septembre 2004. La lune, d'une clarté obscure, pointait à l'horizon un sourire timide. La première pensée qui me vint fut celle d'un plaisir de se sentir bien, au fond de son cockpit, derrière sa bulle protectrice, du froid, du bruit, et du néant. Un néant infini, une immensité noire dans laquelle je m'engloutirais dans peu de temps maintenant. L'iréelle de la scène me portait loin de mon siège, je m'imaginais ailleurs, ignorant un instant les raisons de ma présence ici...... ce 04 septembre.......... Un éclair vint sonner le glas de mes divaguations, et le retour à la réalité fut brutal : mon ailier venait d'allumer ses feux anti-collision.
Une demi heure auparavant, le briefing nous avait été donnait par le sympathique lieutenant Nicolaï, qui contrairement à son habitude, arborait un visage triste et pâle. Les heures de sommeil qui lui manquaient pouvaient se lire sur des cernes de plomb. La nuit avaient été très courte, sans doute pour la préparation de notre sortie matinale. Quelques heures auparavant, notre colonel avait reçu des informations précises depuis le chef des opérations du District du Caucase. La mission nous avait été présentée brièvement, et c'etait cela qui nous inquiètait. Une opération de grande envergure serait lancée à l'aube contre la base aérienne ukrainienne de Kertch, dernier bastion des forces ennemies. Prendre Kertch était le synonyme de gagner la guerre. Personne ne l'ignorait depuis des semaines. Le gros des troupes aériennes encore opérationnelles étaient stationnée là-bas.
Pour cela, de maigres instructions nous furent données. Une route d'approche, par le grand sud et la mer, un point d'engagement localisé à la verticale de la base, est un point de dégagement plus à l'est, à la limite des côtes russes. Ce serait une opération de grande envergure, on le savait. Le Kuznetsov, croisant en mer d'Azov, libèrerait deux puissants Su-33, armés jusqu'au dents, qui participeraient au tâches du strike. Notre seul salut dépendrait des Su-27 de Simféropol. Sans eux, nous serions à la merci des intercepteurs ukrainiens. Mais ce qui me causait le plus d'appréhension était cette note qu'on nous avait apporté quelques minutes avant de grimper dans le bel oiseau. On nous avertissait de l'éventuelle présence de systèmes SAM sur la route d'approche. Autorisation d'engager. On savait à quoi s'en tenir. Les moteurs grondaient maintenant, et le bonheur de l'instant sévapora avec le signal. "Paré au roulage". La béatitude devant ce spectacle fit place à une foule de sentiments. De la peur. Non, plutôt ce sentiment qui vous fait hésiter, qui vous fait poser des questions, de telle sorte que vous ne savez plus très bien pourquoi vous êtes là où vous êtes. L'angoisse. C'est celle qui accompagne le pilote tout au long de ses sorties, seul compagnon de voyage, mais qui sait quitter le navire quand les ennuis arrivent ; fort heureusement d'ailleurs, on se débrouille tellement mieux sans elle.
Le laché de roue est toujours un moment important. Car on se dit que ça peut être le dernier. "deux de leader au roulage, runway 27". La journée s'annonçait chargée. Petit à petit, le petit Frogfoot s'empara du taxi, déplaçant péniblement son ombre à peine distinguable. Tant de choses reviennent comme des souvenirs, et c'est toute la cruauté de l'instant : on se rappelle de souvenirs divers, conjuguant notre vie au passé.... persuadé que point d'avenir ne nous attend là on l'on va. Au bout du taxiway, un bref coup d'oeil pour vérifier la place de l'ailier... il nous a suivi.... je n'étais plus sûr d'avoir entendu son indication de roulage, l'habitude prenant le pas sur les procédures. Bientôt, le seuil de piste disparaissait pour laisser paraître la voie, la voie qui menait là où rien n'était sûr, mais que l'on prendrait de toute manière. Positionné sur la gauche de la piste, les volets descendaient d'un cran dans une routine mélancolique..... pendant que les mords des freins bloquaient les roues....... la roulette de nez s'enfonçant avec la montée en régime. Mon ailier s'était annoncé paré au décollage, en configuration, prêt à répondre à l'ordre solennel. "Montée en puissance militaire, laché de roue au top".... les secondes semblèrent des minutes. "Top !". Les deux oiseaux prirent peu à peu la vitesse nécessaire à l'envol, bientôt l'avant de l'appareil pourrait se soulever.... "Rotation"..... les roues s'arrachèrent peu de temps à près. Le train rentra immédiatement se loger dans sa soute. Une fois les 100 premiers mètres gravis, je rentrai les volets, et annonçais le CAP à mon ailier : "de Leader, pour Whisky One, 310,75, 250"."De deux, copy".
Je venais de vivre les meilleurs moments de ce 04 septembre 2004.
- A suivre -
