Tout soldat sait que, à la guerre, l'important, ce n'est pas seulement les facteurs que l'on peut calculer mais que, pour une bonne part, c'est aussi d'avoir de la chance.
Or, après ce vol, je croyais avoir saisi la chance aux cheveux. Ce n'étaient pas des rêves et des élucubrations, ce n'étaient pas des projets audacieux qui pourraient être réalisés on ne savait quand. L'existence du chasseur à réaction Me 262, le chasseur le plus rapide du monde, était un fait. Je venais de le piloter et je savais qu'avec lui, nous serions supérieurs à n'importe quel autre avion de chasse. Naturellement, il avait encore ses « maladies d'enfance ». Mais nous savions tous clairement, en nous réunissant autour d'une table pour étudier la question, qu'il fallait à présent tout faire pour profiter immédiatement de la chance unique qui s'offrait à nous. Pour cela, il fallait accepter des risques et emprunter des voies inhabituelles. Nous avons donc élaboré une proposition commune visant à lancer tout de suite la construction d'une série initiale de cent appareils qui devaient servir en même temps aux essais techniques et tactiques. Une telle procédure était en contradiction avec la méticulosité jusqu'alors habituelle dans la construction aéronautique allemande. Nous voulions préparer séance tenante la fabrication en série définitive et mettre à profit le temps précédant son démarrage pour établir, avec les cent avions achevés entre-temps, les enseignements nécessaires. Les modifications qui en résulteraient devaient déjà être incorporées à la première version de la série. Cette proposition fut mise au point et signée sur place, en même temps que mon rapport de vol. Une copie fut envoyée à Milch et je me rendis le jour même chez Goring, au château médiéval de Veltenstein, emportant l'original. Le rapport s'achevait par la constatation suivante : « Cette supériorité technique presque incroyable constitue le moyen qui sera en mesure d'emporter la décision en notre faveur dans le combat pour la supériorité aérienne au-dessus du Reich et, plus tard, également sur les différents fronts, malgré notre infériorité numérique. Il ne faut reculer devant aucun effort ni aucun risque pour préparer immédiatement la fabrication en série et faire démarrer la production le plus vite possible. Pour un Me 262, nous pourrions renoncer à deux ou trois Me 109 dans la défense aérienne si cela devait être nécessaire sur le plan de la fabrication. »
Goring se laissa entraîner par notre ardeur et notre enthousiasme. Il n'aurait jamais été pilote de chasse s'il n'avait pas fait preuve de compréhension pour le raisonnement résultant de ce que j'avais vécu lors de mon premier vol sur le Me 262. En ma présence, Goring téléphona à Milch, qui avait également le rapport et la proposition entre les mains. Lui aussi, Milch était entièrement d'accord. Tout ce qui était proposé fut accepté avec un esprit de décision et une rapidité étonnantes. Je croyais déjà avoir gagné sur toute la ligne. L'accord de Hitler, que le Maréchal du Reich devait encore obtenir, comme une condition indispensable, pour une décision d'une telle portée, ne pouvait pour ainsi dire pas faire de doute alors que le soutien des spécialistes était si résolu. Goring voulait se rendre au quartier général dès le lendemain pour informer personnellement Hitler dans tous les détails. Pendant ce temps, je devais me tenir prêt à exposer moi-même, le cas échéant, mes impressions et mon opinion.
Les jours suivants passèrent sans que vînt ni nouvelle ni ordre d'en haut. J'étais véritablement dans un état d'impatience fiévreuse dans mon désir de gagner aussi le soutien de Hitler à notre plan. Les jours passant, je me doutai que nos espoirs de réalisation rapide du chasseur à réaction allemand ne se concrétiseraient pas. Hitler avait refusé son accord. A cette époque, il éprouvait déjà pour Goring et pour la Luftwaffe une telle méfiance qu'il souhaitait vérifier lui-même les bases sur lesquelles était fondée notre proposition. Il objecta à Goring - non sans raison - que la Luftwaffe l'avait déjà déçu trop souvent en annonçant des nouveautés et des améliorations techniques. Le bombardier lourd, le He 177, lui avait été promis au plus tard pour 1941. Or, aujourd'hui encore, on ne pouvait pas prévoir quand cet avion serait enfin engagé. Pour le Me 262, il ne fallait rien précipiter. Il fallait s'abstenir de prendre toute mesure jusqu'à ce qu'il ait arrêté sa décision.
Le degré de méfiance de Hitler ressort du fait que, pour la conférence d'experts de la mise au point qu'il convoqua à son quartier général, il ne fit pas appel à un seul représentant de la Luftwaffe et qu'il interdit même expressément la participation de celle-ci. Le Maréchal du Reich accueillit passivement cet affront manifeste.
Hitler demanda aux ingénieurs, aux spécialistes des études et autres, qui étaient rassemblés chez lui, des engagements fermes et des garanties qu'ils ne pouvaient pas donner. Ces certitudes auraient enlevé tout risque à notre programme. Or, nous étions précisément partis de l'idée de base que les vastes possibilités en perspective justifiaient l'acceptation de certains risques. Hitler lui-même a certainement incorporé, dans la plupart de ses projets, des facteurs d'incertitude beaucoup plus importants ! Il passa même outre à l'opinion de Messerschmitt et des autres hommes responsables qui avaient établi avec moi, quelques jours auparavant, le projet en discussion, il les laissa à peine parler et ordonna la poursuite des essais techniques du Me 262, pour le moment, avec quelques exemplaires expérimentaux, mais interdit de faire des préparatifs quelconques de construction en série. Cette décision, d'une grande portée, fut prise sans l'accord du commandant en chef de la Luftwaffe.
La fabrication du Me 262, qui avait déjà subi un retard d'environ un an en raison de l'ordre du Führer de l'automne 1940 concernant l'interruption des travaux de développement, fut ainsi repoussée d'au moins six mois supplémentaires ! Selon moi, environ un an et demi a été gaspillé de cette manière dans la mise au point du Me 262. Nous autres pilotes de chasse connaissions l'importance d'un tel laps de temps dans le développement technique de la guerre aérienne. En effet, nous ressentions quotidiennement, sur les différents fronts et au-dessus du Reich, les effets de l'avance croissante de l'ennemi non seulement pour la quantité mais aussi pour la qualité.
Fin 1943, dans des conditions qui étaient encore beaucoup plus défavorables qu'elles ne l'avaient été seulement six mois plus tôt, le chasseur à réaction Me 262 redevint subitement intéressant pour les dirigeants. Tout d'un coup, sa production en série devait sortir de terre. Il fut inscrit au programme de fabrication d'armements avec un degré d'urgence très élevé. Le 2 novembre 1943, Goring visita les usines Messerschmitt pour s'informer du stade où en étaient les travaux sur le Me 262. Au cours d'une conversation qui eut lieu à cette occasion entre lui et le professeur Messerschmitt, il fut question d'un sujet qui devait prendre une importance décisive pour l'évolution de la tragédie des chasseurs à réaction allemands. Goring demanda à Messerschmitt dans quelle mesure le chasseur à réaction Me 262 serait capable d'emporter une ou deux bombes afin d'être employé comme un chasseur-bombardier attaquant par surprise, et il poursuivit : « Il s'agit pour moi de vous faire part du raisonnement du Führer, qui m'a parlé de ces questions il y a quelques jours et qui tient énormément à ce que cette tâche soit accomplie... »
Hitler songeait sans doute déjà au débarquement anglo-américain, qui était proche. Pour le repousser, outre les projets d'armes V, le chasseur à réaction doit lui avoir donné des espoirs particuliers. Voilà donc pourquoi le Me 262 était à présent favorisé et exigé par les plus hautes autorités. Mais, au lieu d'arracher peu à peu aux Alliés, grâce à lui, la supériorité aérienne sans laquelle, selon Eisenhower, le débarquement serait devenu le plus grand désastre de l'histoire de la guerre, le nouveau chasseur à réaction devait être transformé, comme porteur de bombes, en une arme auxiliaire des unités terrestres.
Messerschmitt répondit à Goring de façon évasive. Naturellement, dit-il, on pouvait équiper le Me 262, comme tout autre chasseur, de dispositifs de fixation pour bombes légères et moyennes, à condition d'accepter les pertes de performances bien connues qui en résultaient. La question « chasseur ou chasseur-bombardier ? » avait déjà été tranchée clairement dans la bataille d'Angleterre en ce sens que le chasseur ne peut être engagé également comme porteur de bombes, avec un succès durable, que si l'on s'est assuré une supériorité aérienne suffisante. Si cette première condition n'était déjà pas remplie, à l'époque, au-dessus de l'Angleterre, il ne pouvait absolument pas en être question à présent.
En décembre 1943, j'assistai à la base aérienne d'Insterburg, en Prusse orientale, à une présentation des modèles les plus récents de la Luftwaffe. J'ignorais alors que l'on envisageait de ne pas employer le Me 262 comme chasseur. Hitler était venu de son quartier général, qui était proche. Le chasseur à réaction Me 262 attira particulièrement son attention. J'étais juste à côté de Hitler lorsqu'il demanda soudain à Goring : « Cet avion peut-il emporter des bombes ? » Goring avait déjà parlé de cela à Messerschmitt et il lui laissa le soin de répondre : « Certainement, mon Führer, en principe oui. Pour ce qui est des efforts subis, l'avion peut certainement supporter 500 kg de bombes, peut-être même 1 000 kg. »
Messerschmitt s'était exprimé avec prudence et d'une manière qui, du point de vue technique, ne prêtait pour ainsi dire le flanc à aucune critique. Entre aviateurs, cette réponse n'aurait pas pu être la cause d'un désastre. En effet, tout spécialiste savait qu'elle était purement hypothétique. En réalité, le Me 262 ne possédait ni lance-bombes ni système de largage et d'amorçage` ni viseurs. De par ses caractéristiques de vol et la visibilité qu'avait le pilote, il ne convenait absolument pas pour larguer des bombes avec visée. La seule tactique possible d'attaque et de largage, le piqué léger ou prononcé, ne pouvait entrer en ligne de compte à cause du dépassement, alors inévitable, de la vitesse maximale admissible. L'avion n'avait pas de frein aérodynamique. Aux vitesses supérieures à 950 km/h, on ne pouvait plus le maîtriser. A faible altitude, la consommation de carburant était si importante qu'il était tout à fait impossible d'obtenir des profondeurs de pénétration intéressantes du point de vue opérationnel. Par conséquent, l'attaque à basse altitude était exclue aussi. Il restait le largage de bombes en vol horizontal et en altitude. Dans les conditions existantes, l'objectif devait déjà avoir l'étendue d'une ville importante pour être touché de manière certaine.
Mais qui devait expliquer cela à Hitler en cet instant ? Qui aurait eu une chance quelconque de voir ses arguments compris, a fortiori acceptés ? Bien sûr, il aurait été du devoir du Maréchal du Reich, auquel Hitler avait déjà parlé de cette question auparavant, d'attirer son attention sur tout cela. J'ignore s'il l'a fait. En tout cas, Hitler ne laissa à Messerschmitt et à nous autres aucune possibilité de lui donner des explications, mais poursuivit : « Depuis des années, je demande à la Luftwaffe le « bombardier rapide » qui atteindra de façon certaine son objectif malgré la chasse ennemie. Je vois en cet avion, que vous me présentez maintenant comme un avion de chasse, le « bombardier-éclair » avec lequel je repousserai le débarquement dans sa première phase, celle où il sera le plus vulnérable. Malgré l'ombrelle aérienne ennemie, il frappera dans les masses de matériel et de troupes qui auront tout juste été débarquées, répandant la panique, la mort et la destruction. Voici enfin le bombardier-éclair ! Naturellement, aucun d'entre vous n'a songé à cela ! »
Hitler avait raison. Effectivement, aucun d'entre nous n'avait songé à cela ! Maintenant encore, nous n'y songions toujours pas. Le programme de production et d'essais du Me 262 en tant que chasseur fut poursuivi sans modification. En collaboration avec le service des essais de la Luftwaffe et les usines Messerschmitt, je constituai un détachement de pilotes de chasse extrêmement expérimentés qui entamèrent les essais dans des conditions réelles, tout d'abord contre les avions anglais de reconnaissance diurne « Mosquito ». A présent, nous possédions enfin un chasseur supérieur à l'avion allié le plus rapide. Bientôt, les premières victoires furent obtenues.
L'expérimentation tactique accompagnait l'expérimentation technique de façon indissoluble, comme nous l'avions prévu dès le départ. Un élément du détachement en question fut stationné aux usines aéronautiques Messerschmitt, à Augsburg, un deuxième auprès du commandement des centres d'essais de la Luftwaffe à Rechlin, au nord de Berlin. La collaboration entre tous les services militaires et industriels se développa exceptionnellement bien et vite. Chacun savait qu'il s'agissait d'une arme dont l'importance était vraiment décisive à un moment plus que critique de la guerre aérienne.
Toutefois, les Alliés aussi connaissaient l'enjeu. Les premières rencontres, ici et là, avec le nouveau chasseur-fusée allemand Me 163, avaient déjà semé la consternation chez l'adversaire. Pour le moment, les bombardiers américains n'avaient pas encore fait la connaissance du Me 262. Cependant, les informations fournies par les services de renseignements alliés et les rapports des pilotes britanniques de « Mosquitos » suffirent pour que le général Doolittle fût d'avis que, s'ils faisaient leur apparition en nombre suffisant, les chasseurs à réaction allemands pourraient rendre les bombardements de jour impossibles.
Les attaques concentrées de toutes les flottes aériennes alliées exécutées en février 1944 contre l'industrie aéronautique allemande sous la désignation de « grande semaine » infligèrent également de graves dommages à la production du Me 262. En raison des dégâts produits dans les usines d'Augsburg et de Regensburg, la présérie de cent exemplaires dont la construction avait été ordonnée tardivement ne fut pas livrée. L'aggravation des difficultés dans les domaines du personnel et du matériel retarda finalement encore le lancement définitif de la série jusqu'à fin mars 1944. Puis, quatre semaines plus tard, alors que les premiers avions de série devaient quitter l'usine de montage final de Leipheim, celle-ci fut touchée le 24 avril par une violente attaque diurne américaine. A la suite de l'intervention de Hitler, nous n'en étions toujours pas beaucoup plus loin qu'un an auparavant, lorsque, immédiatement après mon premier vol d'essai, nous cherchions à obtenir le lancement de la série. Les multiples difficultés contre lesquelles il fallait se battre à présent n'existaient pas encore.
en clair, après avoir perdu presqu'un an à ne pas pouvoir faire de recherche à cause d'ordres de hitler, ce dernier les a encore retardé car on ne pouvait lui promettre ce qu'il voulait avec certitude, puis, une fois l'engin présenté, il a voulu en faire un bombardier, retardant encore la fabrication de chasseurs.
tout ça mis bout à bout, le 262 aurait pu faire ses premières victimes presque deux ans plus tôt qu'il ne l'a fait dans la réalité... inutile de dire que, sans la supériorité aérienne écrasante des alliés de la fin de conflit, le spertes des bombardiers auraient été insoutenables... et si la campagne de bombardement allié, quelles seraient les chances de voir un débarquement à l'ouest? pas très grandes à mon avis... si ça se trouve, on serait tous entrain de causer russe à l'heure qu'il est